ça y est, après de longues semaines de préparation et les premières semaines de marche et de révision du matériel, nous sommes enfin arrivés à sélectionner ce que nous pensons devoir être indispensable à chacun pour ce périple – matériel à ré-ajuster au fur et à mesure de l’évolution des conditions météorologiques…
Mais voilà, cette conclusion quant-à nos besoins matériels sur cette période s’accompagne d’une constatation qu’il nous faut finir par accepter : non, le sac-à-dos ne sera pas léger, comme nous l’espérions. Bien sûr, lorsque nous faisons étape en gîte, nous croisons des pèlerins dont les sacs pèsent moins de 10 kilos : mais justement, ces pèlerins dorment et mangent en gîte. Leurs besoins en matériel sont donc considérablement réduits par rapport aux nôtres.

Ainsi, il a fallu se faire à l’idée que tout au long de notre aventure nous porterons un sac qui nous gêne. Si certains jours son poids paraît supportable en début de journée, plus les heures avancent, plus les épaules sont douloureuses, avec des douleurs parfois lancinantes dans le cou ou dans les côtes. Lorsque nous faisons une pause et que nous posons le sac, les épaules sont endolories et il nous faut faire d’amples mouvements pour retrouver l’usage normal de nos bras. Le sac pèse aussi sur nos jambes, notamment nos cuisses et nos genoux, qui portent un poids supérieur à ce dont nous les avons habitués.
Le matériel technique nous aide à supporter le poids : la sangle ventrale, bien serrée sur les hanches déplace une partie du poids ; les bâtons permettent de soulager les genoux. Mais dans l’ensemble, quelles que soient les astuces, le sac reste une énorme gêne toute la journée.

“J’ai trouvé comment faire pour que ce soit plus supportable”, m’a un jour dit Lounis, “il ne faut pas essayer de réajuster ou trouver une meilleure position”. Je n’avais pas vraiment compris sur le coup. Le sac m’entaillait les épaules, particulièrement l’épaule gauche, et j’avais l’impression qu’une énorme aiguille me traversait la base du cou. J’ai continué à essayer de supporter tant bien que mal la douleur pendant plusieurs semaines.
Et puis un jour j’ai soudain considéré les choses sous un autre angle : et si finalement le sac-à-dos réajustait quelque chose qui n’était pas vraiment en place au niveau de mon dos ou de mon épaule ? Dans ce cas, au lieu d’opposer la moindre résistance, il fallait que je relâche au maximum les muscles autour de l’épaule pour que le travail se fasse au mieux ! Et j’ai alors compris ce que Lounis voulait me dire quelques semaines plus tôt : d’une part j’avais pris l’habitude de faire des micro-mouvements pour légèrement bouger les bretelles de mon sac, et tenter de trouver une position moins inconfortable ; d’autre part je considérais que le sac était contre-nature et générait forcément une gêne. En revanche, en considérant qu’il était thérapeutique, j’accompagnais son mouvement, comme lorsque l’on va chez le kinésithérapeute et que l’on fait des exercices de ré-éducation. Dès lors, la douleur a cessé d’être un énorme désagrément, pour devenir une conséquence d’un exercice de ré-éducation, qui était bon pour ma santé, et elle m’était beaucoup moins désagréable.
Au fil des jours, si la douleur n’a jamais totalement disparu, elle s’est peu à peu atténuée et je me suis mise à y porter beaucoup moins d’attention. Je me rappelle qu’en étant adolescente il avait fallu faire faire des radios, qui ont montré une scoliose : peut-être qu’effectivement le sac remet peu à peu en place une déformation…

Les conséquences de ce changement de perspective ont également longuement nourri les pensées qui accompagnent la marche. Finalement, peut-on considérer que cette petite anecdote de sac-à-dos est une métaphore de ce que nous vivons au quotidien, du traitement que nous faisons des petits et grands désagréments de tous les jours et de leurs conséquences ?
Si la douleur est bien réelle, j’ai le choix concernant la manière de l’envisager. Je peux m’arc-bouter contre ce sac, essayer de contre-carrer le poids et me crisper sur la douleur, mais cette solution ne fait qu’augmenter la douleur : je nourris alors un cercle vicieux infernal. Heureusement, j’ai un autre choix : celui de lâcher prise, d’accepter la douleur et même de l’envisager comme éventuellement bénéfique, ce qui a pour conséquence de la faire diminuer et de la sortir de mes pensées la majeure partie de la journée.
De la même manière, je peux considérer que j’ai le choix concernant la manière d’envisager les désagréments du quotidien. Je peux choisir de m’offusquer de certaines mésaventures, d’en faire l’objet de toutes mes pensées, de créer des crispations autour d’attitudes qui ont pu me froisser ou de situations désagréables : mes pensées se focalisent sur les événements et les ressentis et je finis par les nourrir et par bloquer toute évolution de la situation, voire par l’empirer. Mais si au contraire je choisis de lâcher prise sur le sentiment d’échec, de colère, de frustration, etc. pour concentrer ma pensée sur ce que je peux mettre en place de constructif (et cela peut aller jusqu’à ne rien faire de particulier et me concentrer sur ce qui est positif dans ma vie), je permets de nouveau à une énergie plus positive et constructive de circuler ; le cas échéant je permets aux protagonistes de lâcher prise aussi (s’ils en ont envie bien sûr) et dans tous les cas, je cesse de nourrir une situation disharmonieuse. Si les circonstances n’évoluent pas forcément immédiatement vers un mieux, cette attitude a au moins l’avantage d’éviter de me polluer la journée par le biais de la double punition : vivre un événement désagréable et le revivre des centaines de fois en le ressassant. Et j’ouvre des possibles pour que la situation s’arrange.

Bien sûr, je ne prétends pas être devenue maîtresse dans l’art du lâcher prise, loin de là 😀 ! Pourtant j’ai été particulièrement marquée par cette expérience, qui m’a permis de ressentir avec tout mon corps ce qu’un changement de perspective peut apporter au quotidien. Il ne me reste plus qu’à parfaitement l’intégrer et à le mettre en oeuvre… !