Le 8 août dernier, Lounis, son chien Diksy et moi partions du village où nous habitons, Auris-en-Oisans, pour marcher jusqu’à St Jacques de Compostelle. Notre premier objectif était de relier l’Oisans au chemin “officiel” de St Jacques le plus proche, la Via Gebennensis, qui part de Genève pour aller jusqu’au Puy. C’est désormais chose faite : depuis le 29 août, nous cheminons sur le GR 65 ! Entre temps, nous avons traversé l’Oisans, la chaîne de Belledonne, la vallée du Grésivaudan, la Chartreuse et le Nord-Isère. Retour sur 3 semaines de périple, et quelques enseignements…

Revenir dans son corps
“Marcher sur le chemin de St Jacques, c’est tout d’abord revenir dans son corps” m’avait dit Marc, un ami de formation (Collège Pratique d’Ethnobotanique), qui a lui aussi fait le chemin du Puy à Compostelle il y a 2 ans. Et effectivement, si les motifs du pèlerinage incluent souvent des préoccupations spirituelles, ou au moins de développement personnel liées au cheminement intérieur, force est de constater que la première leçon est très terre à terre.
Retour donc dans son corps et à ses limites, si souvent ignorées dans notre monde moderne. Ici plus question de tricher, d’autant que nous n’avons pas emporté de “produits dopants” : le sac meurtrit les épaules, le souffle est court tout au long des montées en pente raide et les jambes tout entières semblent prêtes à lâcher lors des descentes qui semblent certains jours interminables. Les pieds sont parfois douloureux ; chaque pas rappelle alors que l’on doit prendre soin de soi si on veut aller loin… La chaleur caniculaire demande d’être encore plus vigilant quant-à ses limites, et la pluie battante nous dit que l’on doit aussi protéger son corps…

Rappel donc que nous sommes ici des êtres incarnés, dans le monde réel et physique ! Et si l’on s’avise d’essayer d’en contourner un peu les lois, on est très vite rappelés à l’ordre, quel que soit le motif de la tentative… Par une journée caniculaire de montée puis de descente interminable sur un chemin empierré, j’ai tout d’abord nettement ressenti le besoin de me reposer. Nous avons miraculeusement trouvé un lieu un peu plat et enherbé, avec un peu d’ombre et même une rivière non loin. L’endroit aurait été parfait pour bivouaquer, mais je me sentais gênée d’insister sur l’idée d’un bivouac car il était encore tôt dans l’après-midi (environ 16h30) et nous avions envisagé de faire étape plus loin ; après environ une heure de pause j’ai balayé l’ébauche du projet de bivouac, et nous nous sommes remis à marcher. La sentence n’a pas tardé : une belle insolation, avec un mal de tête affreux, et cette fois plus aucune possibilité de bivouaquer dans un sentier extrêmement raide et empierré. Encore deux heures de marche qui m’ont paru être une éternité, chaque pas amplifiant les battements que je ressentais dans le cerveau et finalement le faux-pas, la chute dans les pierres. Heureusement je m’en suis tirée avec quelques contusions mais rien de grave. Enfin arrivés à l’étape je n’ai pu que m’écrouler dans ma tente, en ressassant la leçon bien amère du jour… et la constatation qu’en faisant passer ce que je pensais être les priorités de mon compagnon de voyage avant les miennes, j’ai finalement été une vraie charge pour lui sur cette fin de journée.
Les rythmes naturels
Dès le départ nous avons décidé de nous lever tôt pour profiter un maximum de la fraîcheur matinale. Nous nous levons donc en général vers 5 h du matin, et le temps de ranger puis replier toutes nos affaires, nous préparer (très sommairement !) et prendre un petit-déjeuner express (souvent eau chaude dans laquelle nous mélangeons des amandes ou des noisettes moulues), nous partons vers 6h30 / 7 h.

Si les levers sont toujours difficiles, la récompense est aussi toujours au rendez-vous. Tout d’abord le sentiment d’être totalement en phase avec les rythmes naturels, en assistant, pendant que nous replions nos tentes, à l’arrivée de la lumière, puis lors de nos premiers pas de la journée, à l’arrivée du soleil. Nous avons ainsi pu vivre de somptueux levers de soleil presque tous les jours.Ces premières heures de marche, au cours desquelles nous ne croisons personne, et au cours desquelles aussi la température nous semble très agréable, comptent parmi les meilleurs moments de la journée : des instants de calme, de sérénité, qui nous permettent de nous caler en douceur sur la journée et sur la nature qui nous entoure.
Nous nous arrêtons vers la mi-journée, pour une longue pause déjeuner. C’est l’occasion pour Diksy comme pour nous de récupérer (parfois de faire une sieste !), de faire sécher le linge au soleil si nous avons fait une lessive en chemin, de faire le point sur les réseaux sociaux lorsque nous avons suffisamment de batterie et de réseau, d’écrire dans son journal. L’idée aussi, pour l’instant, c’est de ne pas trop solliciter nos corps aux heures les plus chaudes de la journée, qui sont vite éprouvantes avec un sac lourd sur le dos (et d’éviter une nouvelle insolation par exemple…). En plaine, où la chaleur est très lourde, ces pauses peuvent s’étaler jusqu’à environ 16h.
Puis nous reprenons la marche avec le soleil qui décline, et suivant la toponymie des lieux, nous envisageons ce qui serait le plus pratique pour bivouaquer. Si nous savons qu’une grande montée se profile, nous essayons de bivouaquer au plus près, afin de la faire tôt le matin, à la fraîche. Une fois que nous avons monté les tentes et installé notre matériel, le jour décline rapidement. Nous cueillons et cuisinons pour le soir, et terminons nos journées avec les derniers rayons du soleil, parfois la nuit déjà tombée. Dans cette vie calée sur les rythmes naturels, la tentation de veiller n’existe pas. La journée commencée tôt, les heures de marche et par-dessus tout le noir qui nous entoure rapidement sont autant d’éléments qui nous envoient au lit tôt. Il nous apparaît clairement que non seulement la lumière artificielle nous déconnecte de l’heure réelle, mais qu’en plus elle supprime également en grande partie notre besoin de dormir.

Enfin, autre conséquence de ce recalage sur les rythmes naturels, assez inattendue : les changements de repères temporels. Il nous est souvent difficile de nous rappeler le jour exact de la semaine, et la date du calendrier. En revanche, nous connaissons exactement la phase de la lune, que nous observons souvent au petit matin, et nous nous sentons complètement calés sur cette mesure du temps. Je me rends aussi compte que notre calendrier solaire est surtout envisagé comme une fuite en avant, alors que se caler sur la lune rend beaucoup plus conscient des cycles.
Plongés au coeur d’un rythme et d’un environnement naturel, nous nous sentons comblés. Même si parfois les conditions sont difficiles, car soumises aux aléas climatiques, nous nous sentons nourris au plus profond de nos êtres, reconnectés et en paix avec nous-mêmes. La sensation de vide de sens disparaît aussi, avec au contraire la sensation de plénitude et la gratitude pour chaque petit cadeau et bonheur de la vie : la fraîcheur du soir, les rayons de soleil du jour, le calme de la nuit, les plantes que nous trouvons et dont nous nous délectons, les paysages magnifiques, les véritables oeuvres d’art naturelles que nous rencontrons en chemin, ou encore l’observation des fourmis qui travaillent de manière si coordonnée pour nourrir la colonie.
Ainsi, au cours de ces 3 semaines de marche, les échelles de valeur se sont inversées : les petites choses ont repris toute leur place et tout leur sens, alors que ces “problèmes”, qui semblaient si importants semblent maintenant faire partie d’une vaste agitation en périphérie du coeur de la vie.