Si l’escapade au potager d’hier m’a permis de me faire plaisir en cuisine, elle n’a pas été suffisante pour combler mon manque de contact avec la nature et les plantes. Cette fois, je suis décidée à aller me promener quelles que soient les conditions météorologiques.
– Ah oui… quelles que soient les conditions ? Même sous cette pluie battante ?
– Hmmm… bon, attendons voir si ça se calme un peu…

La nature doit rire doucement de ses taquineries, et finalement la pluie matinale cesse : cette fois je ne vais pas rater le créneau, et je me hâte de rassembler sacs de cueillettes, chaussures de marche, tour de cou et blouson chaud pour aller au plus vite au grand-air. J’ai l’impression d’avoir une soif terrible, à étancher de toute urgence.
Dehors tout est trempé, les gouttes perlent sur les herbes longues et reflètent la lumière sur les cenelles qui ornent les branches désormais nues des aubépines. Le ciel s’éclaircit peu à peu et le soleil me réchauffe de quelques rayons savamment distribués tout au long de la balade. Les notes enjouées de quelques oiseaux enthousiastes ressortent avec une formidable clarté dans le calme qui nous entoure.

Je remarque la vitesse à laquelle l’automne avance : la plupart des arbres ont maintenant perdu toutes leurs feuilles. Leur absence fait véritablement ressortir les détails des troncs et de l’architecture des arbres. A mesure que j’avance sur le petit chemin dans le sous-bois, parfois dans un inextricable enchevêtrement de lianes, buissons et arbres, mon regard est systématiquement attiré par les cicatrices que portent tous ces ligneux. Très peu ressemblent en fait à l’image d’Epinal que l’on se fait d’un arbre : avec un tronc bien droit, et un houpier évasé et bien organisé. Beaucoup ont eu des accidents de la vie : branches arrachées, plaies voire trous dans le tronc, obstacles qu’il faut contourner… Et pourtant, ils sont là, droits à leur manière, bien ancrés, reliés aux forces de la Terre et du Cosmos, formidables de force tranquille. Leur résilience m’impressionne et au fil de mes pas je commence à réfléchir aux ressemblances et aux différences entre les humains et les arbres.

Depuis le mois de mars, nous lisons et entendons partout que le monde a changé et que nous ne connaîtrons plus la vie d’avant ; la peur nous gagne à mesure que nous observons le monde que nous avons connu s’écrouler et que toutes ces choses que nous pensions acquises et normales disparaissent. La conscience nouvelle de l’absence de certitudes nous déroute, nous angoisse… Où sont nos repères ? A quoi nous raccrocher ? Comment régler sa boussole ?

Et pourtant ici, en pleine nature, rien n’est bouleversé. Le paysage est le même que l’année passée en automne, le chemin serpente au même endroit, et les arbres sont toujours là, impassibles, avec peut-être un peu plus de blessures que l’année précédente, mais aussi forts et vigoureux qu’il y a quelques mois. Est-ce que quelque chose a changé pour eux ? Et pour le reste des végétaux ? Et pour tous les animaux et champignons qui nous entourent ? Oui, il y a eu quelques chutes d’arbres et de branches, un bout de terre a été labouré par les sangliers, des humains ont défriché un petit coin, le soleil a été un peu plus chaud cet été… et il y a certainement eu moins d’agitation des humains ce printemps. Mais j’imagine que lorsque l’on regarde tout cela de la hauteur et du point de vue d’un arbre, ce ne sont que de petits ré-ajustements de décor, et que fondamentalement, presque rien n’a changé.

N’allez pas vous méprendre sur ce que j’écris ! Je ne nie pas la gravité de ce qu’il se passe actuellement d’un point de vue politique dans la plupart des pays : bien sûr que c’est plus que très préoccupant. Mais ce qui m’a soudain paru très clair en cheminant au milieu des arbres, c’est l’effet loupe : notre vision anthropocentrée nous mène à penser que le monde est en train de s’écrouler. Non, ce n’est pas le cas : la plupart des êtres vivants sur cette planète continuent à vivre une vie assez similaire à celle qu’ils ont vécue ces dernières années. Ce n’est pas le monde qui s’écroule, c’est notre décor. Et à force d’avoir confondu le décor avec l’essentiel, nous nous sommes appuyés sur le décor pour tenir bien droits. Et lorsque le décor s’écroule… nous avons l’impression de nous écrouler avec lui.
A mesure que j’avance parmi les arbres, il me semble peu à peu évident que la seule manière de faire face à ce que nous vivons actuellement, c’est dans un premier temps d’arriver à distinguer le décor de l’essentiel, et de remettre les choses à leur place, en ne se centrant pas sur ce qui change, ce qui nous destabilise, encore moins sur ce qui fait peur, mais en portant notre attention sur tout ce qui est stable et fournit des repères. Si nous aussi nous voulons faire acte de résilience, le plus urgent, c’est de retrouver l’essentiel : notre boussole se réglera ensuite sans effort. La question est donc, où se situe le décor et où se situe l’essentiel pour nous humains ?

Les arbres me fournissent tout naturellement la réponse : pour eux comme pour nous, c’est la même chose. L’essentiel, c’est ce qui permet de tenir debout quelles que soient les circonstances et les événements, c’est l’ancrage, qui nous relie à la Terre et au Cosmos. C’est la base solide sur laquelle nous devons toutes et tous nous appuyer et prendre racine, que la météo soit clémente ou des plus déchaînée.
Ok, d’accord, merci les arbres, mais comment s’ancrer ? Chacun et chacune trouvera ses propres réponses… En ce qui me concerne, la réponse s’impose : mon ancrage passe par la méditation et la connexion avec la nature. L’un comme l’autre me permettent de me relier directement à l’essentiel, de réharmoniser mes énergies et de ressentir ce qui me donne force et joie. L’un comme l’autre me parlent de stabilité et de cycles bienfaisants ; ils me nourrissent au plus profond de moi-même, me donnent accès à la permanence au sein de l’impermanence, me procurent la sécurité dont j’ai besoin et me permettent de retrouver ma place dans ce vaste monde.

En contemplant les arbres qui m’entourent, je réalise qu’une fois recentrés et installés dans toute notre puissance, les repères deviennent clairs et évidents, et qu’il est alors possible de faire preuve de résilience, même avec toutes nos blessures et nos cicatrices. Forts de la stabilité procurée par cet ancrage, de la lucidité née de la sérénité, nous sommes ainsi en mesure de distinguer le vrai du faux, de nous positionner et de répondre avec créativité aux changements actuels. Je souris presque en pensant que le bouleversement que nous traversons toutes et tous pourrait alors être l’occasion d’inventer une manière d’être au monde, plus juste que celle que nous laissons derrière nous.
